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Tag - Larry Summers

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mardi 4 septembre 2018

Stagnation séculaire : Mythe et réalité

« J’ai lu l’article intitulé "Le mythe de la stagnation séculaire" où Joseph Stiglitz (qui est généralement excellent) se penche sur la stagnation séculaire. L’article développe l’idée que le concept de stagnation séculaire est une sorte de subterfuge créé pour exonérer ceux qui sont en charge de la politique économique de la responsabilité de la faible reprise que nous avons connue suite à la Grande Récession. Je pense que cette vision est (…) fondamentalement erronée (…).

Lorsque Larry Summers a tout d’abord évoqué l’idée de stagnation séculaire dans un discours au FMI à la fin de l’année 2013, Neil Mehrotra et moi-même avions écrit un petit article quelques mois après qui, d’après ce que je sais, constitue le premier effort visant à théoriser cette idée dans un modèle DSGE moderne. Plus tard, avec l’aide de notre étudiant Jake Robbins, nous sommes allés au-delà de la simple illustration théorique pour explorer une version quantitative de l’hypothèse dans un article qui va être publié dans l’American Economic Journal: Macroeconomics. Entretemps, nous avons écrit plusieurs articles en collaboration avec Larry Summers et d’autres coauteurs qui ont exploré divers aspects de cette idée (par exemple, ici et). Il serait surprenant si j’avais participé à mon insu à une entreprise exonérant les décideurs de politique économique pour la responsabilité de la faiblesse de la reprise !

La plus grosse erreur et peut-être la plus évidente avec le raisonnement de Stiglitz est la suivante : si l’hypothèse de la stagnation séculaire est correcte, cela n’exonère en rien les responsables de la politique économique de la responsabilité de la faible reprise. En fait, elle dit exactement le contraire, si bien que, si elle est correcte, la théorie prédit que les décideurs de la politique économique auraient dû en faire plus en 2008 que les théories existantes ne le suggèrent. Quelle est d’ailleurs l’idée de la stagnation séculaire ? La plupart des gens, notamment moi-même, avions initialement considéré que la crise de 2008, où les Etats-Unis et beaucoup d’autres pays se retrouvaient contraints par la borne inférieure zéro (zero lower bound), était due à certaines forces temporaires, par exemple qu’elle résultait du cycle de désendettement (idée que j’ai développée avec Paul Krugman ici) ou de problèmes du secteur bancaire (une idée que j’ai développée avec Del Negro, Ferrero et Kiyotaki ici). Mais en aucun cas, la plupart des hypothèses étaient des hypothèses dans lesquelles les forces menant à la borne inférieure zéro étaient temporaires, si bien qu’une stratégie pour la politique économique (par exemple si le coût de l’intervention était considéré comme élevé) pouvait consister à tout simplement attendre, comme "bientôt tout irait mieux".

Ce qui a distingué l’hypothèse de Larry par rapport à beaucoup des travaux antérieurs était qu’elle suggérait que les forces qui poussent le taux d’intérêt naturel à la baisse, en amenant les taux à buter sur leur borne inférieure zéro à devenir, puissent ne pas être des forces temporaires, mais plutôt des forces qui ne se seraient pas dissipées par elles-mêmes. La littérature a identifié plusieurs forces susceptibles de le faire, notamment le changement démographique, la chute de la croissance de la productivité, l’excès mondial d’épargne (global savings glut), le creusement des inégalités et ainsi de suite, c’est-à-dire des forces qui peuvent générer un excès d’épargne par rapport à l’investissement et pousser ainsi le taux d’intérêt naturel en territoire négatif de façon permanente (ou du moins très longuement). Ce qui était intéressant lorsqu’on a essayé de modéliser l’hypothèse de stagnation séculaire était qu’on devait non seulement opérer à cœur ouvert du côté de la demande des modèles DSGE traditionnels (pour faire émerger la possibilité de taux d’intérêt constamment négatifs, qui sont dans les modèles standards fixés à l’inverse du paramètre gouvernant les préférences temporelles), mais aussi envisager la possibilité du côté de l’offre qu’il puisse y avoir une récession permanente due à une insuffisance de la demande, par exemple en raison de l’arbitrage permanent entre inflation et production (inconcevable dans la macroéconomie traditionnelle). En tout cas, cette recherche, contrairement à ce que Stiglitz semble penser, est que l’hypothèse de stagnation séculaire offre un robuste argument pour adopter des interventions agressives, notamment en 2008. Loin d’être "juste une excuse pour des politiques erronées" l’hypothèse a donné une bonne raison de croire que davantage de choses auraient pu être faites en 2008.

Il est difficile de finir ce billet sans répondre brièvement à l’affirmation de Stiglitz selon laquelle les événements de l’année dernière "ont démenti cette thèse" de stagnation séculaire. Stiglitz suggère que l’expansion budgétaire menée par Trump est responsable en partie de la reprise actuelle (une suggestion que je supposerais comme exacte afin de simplifier mon raisonnement). Il est étrange de suggérer que cela "dément l’idée" de stagnation séculaire, alors que c’est précisément ce que prédirait la théorie de la stagnation séculaire : Avec de faibles taux d’intérêt, il y a davantage de marge de manœuvre que d’habitude pour adopter un plan de relance budgétaire, c’est-à-dire qu’il est moins probable que la banque centrale réagisse en resserrant sa politique monétaire. Donc ici Stiglitz semble tout mélanger. Au final, je pense que l’implication du diagnostic de 2008 au prisme de la théorie de la stagnation séculaire est en fait tout à fait en résonnance avec de que Stiglitz a dit ici et ailleurs, par exemple que "la chute après la crise financière fut plus sévère et la redistribution massive du revenu et du patrimoine vers les plus riches a affaibli la demande agrégée" et que "la contraction de l’activité était susceptible d’être profonde et longue" et que ce qui était nécessaire était quelque chose de "plus fort et différent de ce qu’Obama a proposé". En effet, l’hypothèse de la stagnation séculaire contribue à structurer un tel raisonnement. »

Gauti Eggertsson, « Secular Stagnation, Myth and Reality », 2 septembre 2018. Traduit par Martin Anota



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« Les pays avancés font-ils face à une stagnation séculaire ? »

« Comment modéliser la stagnation séculaire ? »

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« Les importunités économiques pour nos petits-enfants… Genèse de l’hypothèse de la stagnation séculaire »

mercredi 11 novembre 2015

Les perspectives d’inflation et de chômage dans les pays avancés selon Larry Summers



« Durant le dernier quart de siècle, il y a eu un consensus en faveur de modèles macroéconomiques qui séparaient les questions du potentiel de croissance et de performance conjoncturelle. Le consensus affecte (et je dirais infecte) la macroéconomie universitaire et de façon plus importante la conduite de la politique monétaire. C’est la prémisse centrale derrière le ciblage d’inflation et les banquiers centraux (sans exception) affirment qu’ils ont la capacité d’affecter ou même de déterminer l’inflation à long terme, mais qu’ils n’ont pas la capacité d’affecter le niveau moyen de production, encore moins son taux de croissance dans le temps, même s’ils peuvent avoir la capacité d’affecter l’amplitude des fluctuations conjoncturelles.

Il est compréhensible, étant donné l’expérience des années soixante-dix, que ce consensus se soit formé. (…) Le monde allait alors mal (…), il connaissait une forte inflation avec peu de bénéfices économiques et un coût considérable. Cette situation accrédita les théories de la neutralité monétaire et, avec un certain retard, l’idée selon laquelle les questions de cohérence dynamique sont cruciales lorsque l’on réfléchit à propos de l’inflation. Ce qui émergea par la suite autour du monde fut un consensus (pour ne pas dire une obsession) autour de l’idée que les banques centrales doivent être indépendantes et que la politique doit être guidée par les règles et non soumise à la discrétion des autorités.

La thèse que je compte développer ici est que le pendule est allé trop loin au regard de la neutralité monétaire, l’indépendance de la banque centrale et les dangers de la discrétion. Même si les politiques monétaires ne déterminent pas les dynamiques à long terme, elles peuvent avoir (et dans certains cas, elles ont) des effets significatifs sur les niveaux moyens de production au cours de périodes longues de plusieurs décennies. De plus, l’échec à intégrer la conduite même de la politique monétaire avec d’autres domaines de politique économiques a eu de profondes répercussions pernicieuses. Et le monde est trop imprévisible pour que de simples règles constituent des guides infaillibles pour la politique monétaire.

(…) Il est approprié en politique macroéconomique (et en particulier en ce qui concerne la politique monétaire) de se focaliser sur deux courants de la théorie économique, en l’occurrence celui associé à l’hystérèse (hystérésis) et celui associé à la stagnation séculaire. Tous deux font référence (…) à des chocs susceptibles d’avoir des effets adverses durables sur la performance économique.

Avant que je développe ces deux idées, notons à quel point la période actuelle est singulière. Ni aux Etats-Unis, ni en Europe, ni au Japon, les marchés n’anticipent pas une inflation égale à la cible de 2 % au cours de la prochaine décennie. En moyenne, dans le monde industrialisé, les marchés estiment que le taux d’intérêt réel au cours de la prochaine décennie sera nul. Il est intéressant de souligner que ce sont des prévisions par le marché, qui considèrent que des actions seront entreprises si les choses tournent mal. Donc si on leur demandait "quelles sont vos prévisions d’inflation et de taux d’intérêt réels conditionnelles à la trajectoire de la politique monétaire qui est actuellement annoncée ?", les marchés répondraient qu’ils s’attendent à ce que l’inflation et les taux d’intérêt réels soient encore plus faibles. Vous devez garder en tête ces réalités lorsque vous considérez l’éventualité des effets d’hystérèse et de la stagnation séculaire. (…)

Je comprends que (…) certains puissent penser qu’il n’est pas certain que l’existence d’effets d’hystérèse soit prouvée. Ce n’est pas ma lecture des événements et des données empiriques, mais je comprends qu’on puisse aboutir logiquement à une telle lecture. Ce que je ne comprends pas par contre, c’est que l’on puisse accepter l’idée qu’il y ait d’importants effets d’hystérèse et que l’on refuse en même temps d’admettre qu’ils aient de larges implications pour la conduite de la politique monétaire. Je ne comprends pas comment certains acceptent qu’il y ait d’importants effets d’hystérèse, mais ne parviennent pas à comprendre qu’il faille assouplir les politiques économiques le plus agressivement possible pour contenir les récessions lorsqu’elles commencent (et ce, même au risque de provoquer de l’inflation).

Il y a quelque chose de très important et de très pertinent pour les débats actuels de politique économique. En raison des effets d’hystérèse, une inflation inférieure à sa cible est bien plus coûteuse qu’une inflation supérieure à sa cible. Une inflation supérieure à sa cible génère les perturbations associées à une inflation excessive, mais elle peut inciter les entreprises à accroître leurs capacités de production. Une inflation inférieure à sa cible, par contre, provoque les perturbations associées à une inflation trop basse, plus des pertes en production permanentes ou semi-permanentes que l’on peut éviter en faisant ce qui est nécessaire pour ramener l’inflation à sa cible.

Pour conclure sur ce point, je voudrais noter qu’il y a quelques années, Brad DeLong et moi avons écrit un papier à propos de la politique budgétaire et des implications pour la politique budgétaire. Nous définissions dans cet article un paramètre que nous avons appelé η. C’est finalement la réponse à la question "si la production diminue de 1 % au cours d’une année donnée, de combien la production potentielle sera réduite par conséquent ?". Nous avons conclu que si vous avez des effets d’hystérèse de l’ordre de 0,1 (ce qui signifie qu’une baisse de 1 % de la production se traduirait par une baisse de 0,1 % de la production potentielle), ils auraient de profonds effets pour notamment savoir si la politique budgétaire s’autofinance.

Si vous prenez les estimations empiriques d’Olivier Blanchard et de moi-même ou celles de Jordi Gali sérieusement, elles suggèrent des paramètres η qui sont 10 fois plus importants. Je ne serai pas surpris du tout si de nouvelles études révisaient à la baisse nos estimations des effets d’hystérèse. Mais je serais très surpris si nos estimations étaient tellement révisées à la baisse qu’elles n’auraient plus de profondes implications.

Cela m’amène à la question, étroitement reliée, mais aussi clairement distincte, de la stagnation séculaire. La stagnation séculaire et l’hystérèse ont évidemment des chances de se renforcer l’une l’autre. Si une économie stagne pour une raison ou une autre, cela peut entraîner des effets d’hystérèse. La perspective d’une croissance plus lente entretient alors la stagnation. Dans un sens, une sorte de loi de Say inversée est en vigueur : le manque de demande crée un manque d’offre. A cet égard, il est utile de noter, comme le graphique l’illustre, que les écarts de production (output gaps) se sont réduits depuis 2009, non pas grâce à une hausse de la production, mais à cause d’une dégradation de la production potentielle.

GRAPHIQUE PIB effectif et PIB potentiel des Etats-Unis (en milliers de milliards de dollars 2013)

Larry_Summers__PIB_potentiel_Etats-Unis_hysterese_hysteresis__Martin_Anota_.png

La thèse de la stagnation séculaire est essentiellement ceci : en raison d’un excès chronique (…) d’épargne par rapport à l’investissement, la croissance aura tendance à être lente et les taux d’intérêts réels auront tendance à être faibles et, en l’occurrence, tellement faibles que les taux d’intérêt risquent d’être contraints à un niveau supérieur à celui nécessaire pour qu’il y ait un équilibre de plein emploi. Ou (…) les taux sont tellement faibles qu’ils suscitent des inquiétudes quant à la stabilité financière, parce que de faibles taux d’intérêt sont susceptibles de stimuler la prise de risque et de favoriser divers autres facteurs contribuant aux bulles financières.

Du point de vue de la théorie de la stagnation séculaire, beaucoup de ce dont les gens s’inquiètent à propos dans la politique monétaire est endogène plutôt qu’exogène (notamment les taux zéro, les conditions qui donnent lieu à des taux de long terme négatifs et les décisions pour accroître les bilans). Ce ne sont pas des actes exogènes. Ce sont des réponses nécessaires au chômage et aux pressions déflationnistes qui trouvent leur source dans l’excès de l’épargne sur l’investissement.

(…) La meilleure manière d’aider la banque centrale va dépendre des circonstances. En Europe, il semble à moi que la réforme structurelle semble être un remède à la stagnation séculaire. Outre les vertus traditionnelles de la réforme structurelle, elle est susceptible de créer (…) des opportunités d’investissement attractives qui vont élever les taux d’intérêt réel d’équilibre et permettre de revenir au plein emploi à des taux d’intérêt qui sont propices à la stabilité financière. Il est en outre justifié de recourir à l’expansion budgétaire là où il existe une marge de manœuvre, en particulier dans les pays qui génèrent de larges excédents de comptes courants.

Aux Etats-Unis, il y a aussi une marge substantielle pour la réforme structurelle mais, selon moi, les plus graves déficiences concernent le manque d’investissements publics. C’est indéfendable (sur les terrains de la microéconomie, de la macroéconomie ou du sens commun) à un moment où les coûts du capital sont historiquement faibles et où le non-emploi dans la construction est substantiel, la part de l’investissement public est à un niveau historiquement faible. Et quelqu’un qui passe par l’aéroport John F. Kennedy sait de quoi je parle. (…)

Une dernière remarque. Certains parmi vous savent que j’ai eu quelques échanges musclés, par billets de blog interposés, avec Ben Bernanke, échanges au cours desquels j’ai pu apparaître comme l’avocat de la théorie de stagnation séculaire et Ben l’avocat de la théorie de la surabondance d’épargne (savings glut). Pourtant, stagnation séculaire et surabondance d’épargne sont les deux faces de la même pièce. Elles reposent sur la même idée, celle d’un excès d’épargne.

Ben a noté avec pertinence qu’une stagnation séculaire qui n’aurait pas été traitée dans une économie est contagieuse : si une économie connaît un excès d’épargne sur l’investissement, les taux d’intérêt domestiques vont diminuer, ce qui génère des excédents de compte courant et entraîne une sortie de capitaux, qui entraîne alors une dépréciation de la devise et à l’appréciation de devises dans le reste du monde, et par conséquent à répartir la faible demande et les faibles taux d’intérêt ailleurs dans le monde. La stagnation séculaire est une maladie contagieuse. Ceux qui en souffrent ont l’obligation d’y remédier. Ceux qui sont exposés au risque de contagion sont dans leur droit lorsqu’ils encouragent ceux qui en sont malades d’en venir à bout.

Ce n’est pas un appel pour un nouvel assouplissement de la politique monétaire européenne. Une politique monétaire européenne plus accommodante peut peut-être améliorer la situation en Europe, mais elle accroîtrait, via le mécanisme que j’ai décrit, l’ampleur de la contagion. J’appelle de toute urgence à ce que d’autres actions soient entreprises en Europe afin d’accroître les taux d’intérêt réels d’équilibre et de stimuler la croissance économique. »

Lawrence H. Summers, « Current perspectives on inflation and unemployment in the euro area and advanced economies », discours prononcé à la conférence de la BCE à Sintra, au Portugal, 22 mai 2015. Traduit par Martin Anota



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vendredi 16 octobre 2015

La croissance économique n’est pas exogène !

« Dans les pages du Financial Times, Kenneth Rogoff affirme que l’économie mondiale souffre davantage d’un surplomb de dette (debt hangover) que d’une insuffisance de la demande globale. Ce n’est pas contradictoire avec les raisonnements théoriques et les analyses empiriques existantes : les crises financières tendent à être plus persistantes que les crises normales. Cependant c’est toujours une question ouverte de savoir si c’est la raison fondamentale expliquant pourquoi la croissance économique a été si anémique ou si d’autres facteurs (comme l’insuffisance de la demande globale, la stagnation séculaire…) importent autant, voire même plus.

Dans cet article, Rogoff considère que c’est une mauvaise idée d’utiliser des politiques de stimulation de la demande pour faire face à la dette, la cause ultime de la crise. Dans la mesure où les dépenses publiques continuent d’augmenter (il estime que les dépenses publiques en France représentent de 57 % de son PIB), il considère qu’il est peu crédible d’appeler à un surcroît de dépenses publiques.

Mais son raisonnement néglige un point crucial. Le ratio dette publique sur PIB et le ratio dépenses publiques sur PIB dépendent tous les deux du PIB, or la croissance du PIB ne peut être considérée comme exogène. Il n’est pas raisonnable de supposer que la trajectoire du PIB soit indépendante de l’orientation conjoncturelle de l’économie. Malheureusement, c’est bien l’hypothèse que font beaucoup d’économistes lorsqu’ils parlent de la crise. Une crise est perçue comme étant une déviation temporaire de la production vis-à-vis de sa trajectoire tendancielle, mais cette dernière est supposée être déterminée par autre chose (l’innovation, les réformes structurelles, etc.). Mais un tel raisonnement va à l’encontre des preuves empiriques dont nous disposons par rapport à la manière par laquelle l’investissement et même les dépenses en recherche-développement se comportent durant une crise. Si la croissance est interrompue durant une crise, la production ne va jamais retourner à sa tendance. Le niveau du PIB dépend de son histoire ; il y a ce que les économistes appellent des effets d’hystérèse (hystérésis). Dans ce monde, réduire la sévérité d’une crise ou réduire la période de reprise se traduit par d’énormes bénéfices parce que cela accroît le PIB à long terme.

(Pour être juste avec les économistes, nous avons tous conscience qu’il y a des dynamiques persistantes du PIB, mais au niveau théorique, nous avons tendance à l’expliquer avec des modèles où la nature stochastique de la tendance est responsable de la crise elle-même au lieu de supposer que d’autres facteurs peuvent provoquer la crise et que la tendance réagisse à ces dernières.)

Dans une récente étude, Olivier Blanchard, Eugenio Cerutti and Larry Summers montrent que la persistance et les effets de long terme sur le PIB sont consubstantiels de toute crise, et ce qu’importe sa cause. Même les crises provoquées par un resserrement de la politique monétaire peuvent avoir des effets permanents sur la trajectoire tendancielle du PIB. Leur article conclut que dans ce scénario, les politiques monétaire et budgétaire doivent être plus agressives étant donné que les récessions ont des coûts permanents.

En poursuivant le même raisonnement, je suis en train de réaliser une étude avec Larry Summers où nous cherchons à déterminer dans quelle mesure les consolidations budgétaires ont pu générer une persistance et avoir des effets permanents sur le PIB au cours de la Grande Récession. Nos preuves empiriques soutiennent cette hypothèse : les pays qui ont mis en œuvre les plus fortes consolidations budgétaires ont connu une baisse permanente du PIB. (Et c’est également vrai si nous prenons en compte la possibilité d’une causalité inverse, c’est-à-dire la possibilité que ce soit les gouvernements qui s’attendaient aux plus fortes chutes de la tendance qui mirent en œuvre les politiques les plus restrictives.)

Alors que nous reconnaissons qu’il y a toujours de l’incertitude lorsque nous estimons ce type de dynamiques macroéconomiques en utilisant un épisode historique particulier, la taille des effets que nous constatons est tellement importante qu’ils ne peuvent être facilement ignorés comme hypothèse valide. En fait, en utilisant nos estimations, nous calibrons le modèle d’un récent article de Larry Summers et Brad DeLong pour montrer que les contractions budgétaires en Europe furent très probablement contre-productives. En d’autres termes, la chute (permanente) du PIB qui en résultat entraîna une hausse des ratios dette publique sur PIB, alors que l’objectif officiel de la consolidation budgétaire est bien de réduire ces ratios.

Les preuves empiriques tirées de ces études suggèrent que les décideurs de politique économique ne peuvent ignorer la possibilité que les crises et que les actions monétaires et budgétaires aient des effets permanents sur le PIB. Une fois que nous regardons le monde de cette manière, nous comprenons que ce qui peut apparaître comme un bon conseil de politique économique peut finir par produire le résultat opposé à celui recherché. »

Antonio Fatás, « GDP growth is not exogenous », in Antonio Fatás on the Global Economy (blog), 15 octobre 2015. Traduit par Martin Anota



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mercredi 7 octobre 2015

Quelles sont les conséquences des récessions ?

« La crise financière mondiale a mis un coup de projecteur sur l’effet d’hystérèse, hypothèse selon laquelle les récessions pourraient avoir des effets permanents et se traduire à terme par une baisse de la production. Le graphique 1 illustre de façon frappante l’évolution de la production aux États-Unis et dans la zone euro depuis 2000 et montre que, depuis la crise financière mondiale, la production paraît suivre une trajectoire plus basse, peut-être même une trajectoire plus basse, en particulier dans la zone euro.

GRAPHIQUE 1 PIB réel des pays avancés (en indices, base 100 au premier trimestre 2000)

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Pour comprendre ce que cette évolution a de singulier, Blanchard, Cerutti et Summers (2015) ont étudié 122 récessions survenues dans 23 pays avancés depuis les années 60. Leur analyse de l’évolution relative de la production après chaque récession suit une méthode non paramétrique qui estime et extrapole les tendances précédant les récessions en prenant en considération, entre autres facteurs, le fait qu’une économie peut avoir connu une période d’expansion, et donc se trouver au-dessus de la tendance, avant le début de la récession. Le graphique 2 illustre le cas du Portugal, qui est représentatif d’autres pays. Il apparaît que, depuis 1960, toutes les récessions sauf une sont liées non seulement à une baisse de la production par rapport à la tendance, mais aussi à un recul ultérieur de la croissance tendancielle, qui creuse l’écart entre la production tendancielle réelle et passée.

GRAPHIQUE 2 Portugal : évolution du log du PIB réel et tendances extrapolées

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Plus généralement, l’analyse par ces auteurs de l’écart de production moyen entre la tendance avant les récessions et le log du PIB effectif (sur une période de trois à sept ans suivant les récessions) conclut que deux tiers des récessions sont suivies d’une baisse de la production par rapport à la tendance antérieure, proportion étonnamment élevée. De plus, près de la moitié de ces récessions sont suivies non seulement d’un recul de la production, mais aussi d’une croissance de la production inférieure à la tendance précédant les récessions, ce qui est encore plus surprenant.

Mais une relation de corrélation ne signifie pas nécessairement une relation de causalité. On peut avancer trois explications à ce phénomène :

  • L’effet d’hystérèse : On pense que plusieurs mécanismes peuvent produire des trajectoires de la production plus basses après des récessions. Les crises financières, comme le récent krach mondial, provoquent souvent des transformations institutionnelles, notamment des exigences de fonds propres plus strictes, ou des changements dans les modèles commerciaux des banques, qui peuvent avoir un effet sur la production à long terme. Sur le marché du travail, une récession, ainsi que le chômage élevé qui l’accompagne, peut amener certains travailleurs soit à quitter définitivement leur emploi, soit à devenir inaptes au travail. (Blanchard et Summers, en 1986, établissent aussi un lien entre la hausse du chômage en Europe pendant les années 80 et l’effet d’hystérèse qui prend la forme d’épisodes prolongés de chômage provoquant un changement des institutions du marché du travail.) Pendant une récession, il arrive aussi que les entreprises compriment les dépenses de recherche et développement, et la productivité devient alors inférieure à ce qu’elle aurait été s’il n’y avait pas eu de récession. Il est plus difficile, mais pas impossible, de trouver des mécanismes à travers lesquels une récession se traduit à terme par une croissance inférieure de la production. (Pour distinguer l’effet d’une récession sur le taux de croissance de son effet sur le niveau de production, Ball (2014) appelle le premier "supereffet d’hystérèse".) Une récession peut provoquer des changements de comportement ou amener les institutions à réduire définitivement leurs dépenses de recherche et développement, ou à réduire définitivement les réaffectations. Les changements peuvent aller d’une augmentation des restrictions à la prise de risques par les établissements financiers, imposées par la loi ou volontaires, à des réformes fiscales qui découragent l’activité entrepreneuriale.

  • Les effets dynamiques des chocs du côté de l’offre : Les chocs qui s’exercent du côté de l’offre (les chocs pétroliers et les crises financières, par exemple) peuvent être à l’origine à la fois des récessions et, ultérieurement, du recul de la production. Ainsi, on peut plausiblement avancer que la forte baisse de la production au début de la crise mondiale et la trajectoire de croissance plus basse qui a suivi ont la même cause profonde, à savoir la crise du système financier, qui elle-même se manifeste par un effet intense au début, qui devient plus chronique après.

  • La causalité inverse : Une récession peut être en partie la conséquence de l’anticipation d’un recul de la croissance. Ainsi, une baisse exogène de la croissance tendancielle potentielle peut inciter les ménages à réduire leur consommation et les entreprises à diminuer leurs investissements, et ainsi déclencher une récession.

Pour différencier ces trois explications, Blanchard, Cerutti et Summers (2015) s’intéressent à des décompositions fondées sur la cause première des récessions. Ils se concentrent sur les récessions provoquées par une désinflation intentionnelle — des récessions dues à des chocs du côté de la demande, caractérisées par une forte hausse des taux d’intérêt nominaux, suivie par une désinflation — dans lesquelles la corrélation a plus de chances de s’expliquer par un effet d’hystérèse que dans les deux autres hypothèses. Les auteurs constatent que, même dans le cas de ces récessions, la proportion de récessions suivies d’une baisse de la production par rapport à la tendance antérieure est sensible (17 sur les 28 récessions provoquées par une désinflation intentionnelle). Les conséquences de ces conclusions pour l’action des pouvoirs publics sont importantes, mais éventuellement contradictoires. Lorsque l’on est en présence d’un effet d’hystérèse, en règle générale, les politiques macroéconomiques doivent être plus agressives. L’écart de production par rapport à son niveau optimal est beaucoup plus durable et, par conséquent, plus coûteux qu’on le suppose habituellement. Cela dit, dans la mesure où les deux autres explications sont aussi pertinentes, on risque de surestimer la production potentielle durant et après une récession et, par conséquent, de surestimer l’écart de production. Les politiques macroéconomiques qui reposent sur un écart de production surestimé peuvent alors se révéler trop agressives. Il faut donc que l’arsenal de mesures macroéconomiques soit non seulement adapté à chaque pays, mais aussi propre à chaque récession. »

Olivier Blanchard et Eugenio Cerutti, « Récessions : quelles conséquences ? », in FMI, Perspectives de l'économie mondiale, octobre 2015, pp. 53-54.



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« La crise a-t-elle réduit la croissance potentielle ? »

« Quel est l'impact de la Grande Récession sur la production potentielle ? »

« Quel est l’impact des récessions sur la production potentielle ? »

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